Comment les structures sociales et idéologiques influent sur une production culturelle ?

Comment les structures sociales et idéologiques influent sur une production culturelle ? (Analyse au travers des Règles de l’art de Bourdieu)

Une structure sociale est un ensemble de relations unissant les individus membres d’une même organisation au sein d’une société à une époque donnée. Une idéologie est un ensemble plus ou moins cohérent d’idées, de croyances et de doctrines philosophiques, religieuses, politiques, économiques, sociales, propre à une époque, une société, une classe et qui oriente l’action. Une idéologie est typiquement imposée d’autorité, par un endoctrinement (enseignement) ou de façon imperceptible dans la vie courante (famille, media). Une idéologie dominante est diffuse et omniprésente, mais généralement invisible pour celui qui la partage du fait même qu’elle fonde la façon de voir le monde. Elle peut se voir octroyer une valeur dépréciative, l’idéologie dominante étant une superstructure de la société dont elle émane et qu’elle soutient. C’est notamment le cas dans le cadre du marxisme où cette construction intellectuelle créée une vision du monde qui masque la réalité, c’est à dire la poursuite d’intérêts matériels égoïstes renforçant la domination d’une structure sociale privilégiée. Une production culturelle est un processus par lequel une personne exerce une activité qui cumule un facteur de travail et un facteur de capital. Cette activité exprime et affirme une vision du monde, commune, ou non, à un groupe d’individus.

Il semble nécessaire de s’arrêter sur l’analyse de Bourdieu quant aux classes sociales, qui structure une société donnée dans un temps donné. Le sociologue concilie la position réaliste de Marx – les classes ont une réalité objective et ne sont pas uniquement des catégories construites par le sociologue – et la conception nominaliste de Weber – les classes sociales ne sont qu’une construction de l’observateur et non une représentation de la réalité, produit de ce que le sociologue nomme et n’ont pas nécessairement une existence réelle dans la société. Bourdieu établit une distinction entre « classe virtuelle » et « classe réelle », les classes sociales étant une construction intellectuelle (même si un travail de mobilisation politique peut les conduire à devenir des acteurs politiques). Ainsi, le capital culturel (l’éducation) est une ressource, au même titre que le capital économique (les revenus et le patrimoine) et le capital social (les relations familiales, amicales et professionnelles, le prestige et la maîtrise des « règles du jeu »), et permet de définir une position de classe par le biais d’un « volume de capital possédé ». Plus le capital est élevé et plus la classe est élevée, et inversement. Pour Bourdieu, c’est le sociologue qui construit les classes sociales en rassemblant des individus possédant une même position de classe : l’analyse du capital et de la place dans l’espace social des individus permet de définir des « classes probables ».

Selon le sociologue français, la société ne constitue pas un ensemble homogène. Elle se compose d’espaces sociaux et de champs (culturel, artistique, politique, etc) dans lesquels les enjeux des luttes et les agents des luttes diffèrent. Chaque champ représente un sous-espace social qui possède une logique, des règles et des enjeux qui lui sont propres. Les agents opérants dans un même champ social cherchent à obtenir une reconnaissance sociale à l’intérieur de ce même champ afin de posséder le contrôle et l’accès à ses ressources. Un individu établit ainsi une stratégie en mobilisant son capital personnel, ce dernier étant ensuite soumis aux positions dominantes du champ et aux stratégies développées par les autres individus présents dans le champ. Les stratégies adoptées par les acteurs d’un champ visent soit à conserver l’ordre établi, soit à le subvertir. Les « classes virtuelles » deviennent des « classes réelles » après un long et fastidieux travail de mobilisation sociale, culturelle, politique et économique.

Ce jeu social, qui distingue et détermine ce qu’il est légitime de faire, de penser et de ressentir, est conditionné par l’appartenance de classe : les individus occupant une même position sociale possèdent différentes propriétés communes – du fait de leurs conditions d’existence semblables – et partagent un même « habitus de classe », c’est-à-dire un système de dispositions qui homogénéisent leurs pratiques et leur vision du monde. Cet habitus se forme et évolue par le biais de la socialisation. Le capital acquis à la naissance et la trajectoire sociale d’une personne façonne sa manière de penser, de se conduire et d’entretenir des relations avec les autres, ce qui va s’exprimer par le biais de ses fréquentations, de ses pratiques et de ses représentations sociales. Les situations nouvelles amènent nécessairement une adaptation, une modification, de cette socialisation.

Pour Bourdieu, l’appartenance de classe fabrique l’habitus de classe, soit l’expression d’un style de vie et de goûts spécifiques. Le capital culturel apparaît comme un enjeu majeur puisqu’il permet aux structures sociales dominantes d’imposer leur modèle culturel et leur vision du monde aux autres par le biais d’outils de légitimité comme l’école ou l’État. Les groupes qui cumulent le plus de capital vont ainsi assoir leur conception de l’ordre social aux structures sociales dominés qui vont intérioriser cette domination et de facto la renforcer.

Dans Les règles de l’art, le sociologue s’intéresse au champ littéraire (et par extension au champ artistique) émergeant au XIXème siècle et se constituant dans une volonté d’autonomie par rapport aux pouvoirs économiques et politiques. La société industrielle et marchande est en pleine redéfinition de son cadre économique, politique et religieux, et l’art forme un capital symbolique conséquent dans l’invention d’une nouvelle société. Dans la société capitaliste, les moyens de production et de diffusion sont détenus par la bourgeoisie capitaliste (Marx). Cette dernière diffuse ses valeurs et tente de contrôler les instruments de légitimation par le biais d’une production culturelle « dégradée et dégradante » (Bourdieu, p. 103), un « art bourgeois », un art commercial, directement soumis aux attentes du public. La structure sociale dominante, qui base sa production et sa hiérarchie sur le profit commercial (capital économique), coexiste avec une structure sociale dominée, qui base sa production et sa hiérarchie selon le prestige (capital culturel).

Il est donc possible de distinguer un secteur de recherche et un secteur commercial, soit deux marchés qui se définissent par des relations antagonistes dans un même espace. Le crédit proprement symbolique varie en raison inverse du profit économique puisque « le crédit attaché à une pratique culturelle tend […] à décroître avec le volume et surtout la dispersion sociale du public » (Bourdieu, p. 195). Dans chaque champ (ou sous-champ) se constitue deux pôles : « le pôle de production pure, où les producteurs tendent à n’avoir pour clients que les autres producteurs (qui sont aussi des concurrents), […] et le pôle de la grande production, subordonnée aux attentes du grand public » (Bourdieu, p. 203 -204). Les acteurs de la culture qui produisent pour le marché bourgeois et le marché de la grande consommation obtiennent les profits économiques et les distinctions honorifiques. À l’inverse, l’avant-garde, qui se constitue et évolue dans une logique antiéconomique, refuse (et se doit de refuser) « les signes sociaux de consécration » (Bourdieu, p. 208) pour ne pas s’exposer au discrédit attaché au succès commercial.

Dans cette opposition entre l’art et l’argent, la culture et l’économie, un acteur du champ qui produit de « l’art pour l’art » se doit de posséder une assise économique conséquente pour se libérer des contraintes du marché (nécessité d’être rentable, demande immédiate du public) et se placer en rupture avec le style de vie bourgeois (en refusant toute justification sociale de ses créations). De cette façon, une entreprise d’avant-garde accumule progressivement du capital symbolique et peut éventuellement réussir économiquement sur le long terme tout en restant autonome par rapport au marché. À l’inverse, un producteur sans capital économique s’expose à l’abandon de sa production culturelle, faute de capital économique lui permettant de subvenir à ses besoins primaires, ou au glissement inexorable vers l’art bourgeois, ou commercial, pour obtenir une légitimité économique et vivre (ou survivre).

La production culturelle spécialement destinée au marché se voit donc opposée à une production d’œuvres « pures », destinées à une appropriation symbolique. Ces deux champs de production culturelle oscillent entre un assujettissement absolu à la demande et une indépendance totale à l’égard du marché et ses exigences (Bourdieu, p. 235). Le « pôle commercial » répond à une demande préexistante en anticipant et en s’ajustant aux attentes du public puis en valorisant et légitimant ses productions culturelles par le biais de circuits de diffusion (notamment la publicité). Dans cet espace, le succès rapide est une garantie de valeur. À l’opposé, le pôle « pur » ne possède pas de marché immédiat et ne peut qu’être consacré dans le futur.

L’avant-gardisme est marqué par une indifférence à l’argent et un esprit de contestation (Bourdieu, p. 271) par rapport aux normes établies, et donc aux structures sociales et idéologiques dominantes. Chaque position nouvelle dans le champ déplace les positions précédentes. Une partie de l’avant-garde est alors consacrée et les récents arrivants dans le champ forment une nouvelle avant-garde (et ainsi de suite). De ce fait, les acteurs de  l’avant-garde consacrés dominent le champ de production culturelle et s’imposent peu à peu sur le marché par le biais d’une familiarisation et d’une banalisation de leurs produits. On observe alors un transfert de leur capital culturel vers un capital économique. Une partie de ceux qui étaient auparavant dominés et qui luttaient contre la structure sociale et idéologique dominante incarnent désormais cette dernière et se doivent de facto de faire durer le plus longtemps possible cette position contre les nouveaux arrivants, construits en opposition. Les luttes permanentes entre les détenteurs de capital spécifique et ceux qui en sont encore démunis constituent le moteur d’une transformation incessante de la production culturelle.